Compte-rendu des Rencontres d'Ambronay 2022

Le Centre culturel de rencontre d’Ambronay et l’Association des centres culturels de rencontre souhaitaient organiser leurs premières rencontres. Ils m’ont demandé de les accompagner dans la conception du programme du projet (sujets, formats) et la production de l’événément. Ci-dessous, le compte-rendu des Rencontres d’Ambronay et autres documents.

Rencontres d'Ambronay : une autre décentralisation est possible !

par Valérie de Saint-Do

Le Centre culturel de rencontre d'Ambronay, dans l'Ain, a accueilli du 19 au 21 mai trois jours de remue-méninges intense organisés par l'Association des Centres Culturels de Rencontres, sur le thème : « Jeunes créateurs-trices & insertion professionnelle : entre mobilité européenne et circuits courts ». Une réflexion en mouvement sur une tendance de fond : l'installation et l'ancrage de jeunes artistes et acteurs culturels sur des territoires, notamment ruraux. Effet post-Covid ou mutation profonde, liées aux enjeux écologiques et sociaux du XXIème siècle ? Les témoignages et débats de ces trois jours ont tenté d'apporter des réponses à ces questions.

Quels fils relient un duo de musiciennes baroques, un philosophe hollandais, un musée de soieries lyonnaises, une professeure de géographie rurale à Lyon II, un directeur d'école d'art, un metteur en scène lozérien, un directeur de l'action culturelle d'une ville, la déléguée d'un centre d'art contemporain polonais, l'animatrice d'une friche culturelle, une fonctionnaire du ministère de la Culture, et des vaches Highland Cattle ?

L'objet des Rencontres d'Ambronay était précisément de révéler des motifs récurrents en tissant cette multitudes d'expériences. Les thématiques agitées au cours de ces trois jours travaillent la société tout entière : comment refaire lien dans une société dont les fractures sociales et culturelles s'expriment aussi géographiquement, dans les vides et pleins des territoires? Comment les activités créatrices peuvent-elles nourrir et se nourrir des territoires? Comment conjuguer l'ancrage dans un lieu et l'ouverture à l'international ?

Ces questions ont été brassées par des chercheurs (géographes, philosophes), des responsables d'administrations, de lieux culturels, d'associations, des artistes venus de différentes régions de France et d'Europe.

L'Association des Centres culturels de rencontre, partenaire de ces Rencontres, est porteuse de cette diversité. Les centres qu'elle réunit – 21 en France – installés dans des lieux patrimoniaux et éloignés des métropoles, à l'image de l'abbaye d'Ambronay et de la Saline royale d'Arc et Senans, ont justement pour vocation de réconcilier des oppositions factices, entre patrimoine et création contemporaine, entre ancrage local et volonté de faire vivre l'Europe de la Culture, entre institutions établies et jeunes pousses émergentes de la création.

Et comme dans un monde en profonde mutation, la pensée s'élabore mieux en mouvement, les Rencontres d'Ambronay, loin du colloque solennel, ont littéralement invité leur participants à se mettre en chemin, à la rencontre de projets développés dans le Bugey.

Trois parcours de découverte étaient proposés. Le premier, à pied, menait à la Ferme sur la Tour, exploitation centrée sur l'élevage biologique de bovins, autour d'une conférence marchée de la géographe Claire Delfosse et de l'artiste paysagiste Emmanuelle Bouffé sur le thème « La campagne, un espace d'innovation prospère». Le deuxième emmenait les participants en vélo à l'étonnant musée des Soieries Bonnet de Jujurieux, pour écouter une conférence du philosophe Errol Boon sur « Le Translocal ». Enfin, le troisième, en bus, a conduit au Centre d'Art Contemporain de Lacoux et à la Montagne magique d'Hauteville, ancien sanatorium transformé en lieu d'art par des artistes plasticiens et un brasseur, pour une conférence du géographe Martin Vanier sur « les lieux qui nous lient » et une table ronde sur « les interactions fécondes de la ville et de la campagne ».

Les trois jours de rencontres ont aussi été émaillés de temps artistiques : ce dont on parlait était aussi donné à voir et à écouter. Et ils ont été mis en images par la dessinatrice Sylvaine Jenny, de Plumes Nomades.

dessins : Sylvaine Jenny

Les mots sont importants

Dès l'arrivée, les Rencontres d'Ambronay proposaient aux participant.es de contribuer à un glossaire en livrant leurs propres définitions des mots au cœur du sujet, tels que « territoires », « mobilité », « ancrage », « local », « insertion », « création », « Europe », « rural », « urbain »...

Au delà de la joute verbale, cette réflexion sur la langue aide à apporter des éléments de réponses à la question fondamentale de ces Rencontres, « Qu'est ce qui nous unit ? » introduite par le géographe Martin Vanier avec une citation de Roger-Pol Droit :

« Ce qui nous unit

  • est de défaire les nous pour les construire indéfiniment,

  • est fait de ce qui nous rassemble et de ce qui nous dresse les uns contre les autres,

  • vient de très près, et porte au loin, et inversement,

  • vient du fond des âges et se met à l'œuvre juste à l'instant. »

Une entrée en matière propice au dialogue. Pour Grégoire Pateau, de l'UFISC, ce qui nous unit et nous désunit, « ce sont des cultures non figées ». Plus inquiet, Christophe Bennett, directeur de l'action culturelle à Cergy-Pontoise, constate que « ce qui nous unit, ce sont les tensions ». Le travail autour des mots permet précisément de nuancer ces tensions supposées entre urbain et rural, entre mobilité et ancrage, entre ouverture et repli.

De quoi parle-t-on, par exemple, en évoquant l'ancrage ? Pour les représentants du département de l'Ain, terre de passage, il y a l'envie d'inviter de nouveaux habitants à s'ancrer ; pour Claire Delfosse, géographe, l'ancrage local ne saurait ignorer les interdépendances et être prétexte au repli. Pour Grégoire Pateau, « Pour s'ancrer, le corps sert, et se désancrer, c'est avoir besoin d'horizon, de s'ancrer dans un ailleurs ».

Travailler avec les concepts et les mots, c'est aussi s'autoriser à en forger. Le philosophe Errol Boon a mis ainsi en avant la notion de « translocal », opposée au village global ou au « glocal ». Sa lecture, proposée in situ à l'étonnant musée des Soieries de Jujurieux, résonnait fortement avec le lieu. Le musée des Soieries Bonnet restitue l'histoire d'une production de luxe, fortement marquée par l'identité lyonnaise et l'ancrage dans le village, mais qui a rayonné jusqu'au Japon !

Face à un désenchantement de la mondialisation qui n'épargne pas le milieu culturel, face à l'uniformisation à marche forcée du « village global », le « translocal » esquisse une alternative pour la création artistique : faire de son point d'ancrage et de sa communauté un point nodal de l'ouverture du monde.

Le bonheur est dans le pré ?

L'idée du translocal revient de loin. Errol Boon l'a détaillé dans sa lecture : valoriser le local, l'ancrage, n'a rien d'évident a priori pour le monde artistique. La mobilité internationale a constitué un signe extérieur de réussite d'une vie d'artiste. Montrer son travail dans les capitales européennes et au-delà, sur d'autres continents, vous décernait un label d '« excellence ». Dans l'imagerie populaire, être artiste rimait depuis des siècles avec « monter à Paris » – plus récemment à New-York, Shanghai, Tokyo, Sydney ou Dubaï–  et avec l'idéal d'une vie nomade.

Même si ce mythe est déconstruit par la réalité de vie de nombreux artistes qui soit n'ont pas le luxe de voyager, soit à l'opposé vivent un nomadisme plus subi que choisi pour survivre, on continue à mesurer le succès d'un spectacle à sa capacité de tourner, d'un artiste plasticien à la multiplicité et l'ampleur géographique de ses expositions.

En donnant un coup d'arrêt brutal à la mobilité des productions, la crise sanitaire liée au COVID 19 a durement frappé le monde culturel. On lui impute la tentation d' « exode urbain » et l'aspiration à d'autres modèles plus ancrés. Mais selon plusieurs intervenants, elle ne fait qu'accentuer une tendance qui désormais structurelle. Loin de l'idéalisme hippie du retour à la terre des années 70, si les jeunes créateurs s'installent à la campagne, c'est avec une vision à la fois très pragmatique et éthique. C'est là qu'ils trouvent des lieux de vie et de travail devenus inaccessibles en ville. Très perméables et conscients des questions posées par la crise écologique, ils s'interrogent également sur les conditions de la production et diffusion artistique, et sur de possibles modèles à emprunter. « Circuits courts », « évaluation des besoins », voire « AMAP culturelle » : les analogies entre culture et agriculture fraient-elles des voies? Répondent-elle à la précarité et à la difficulté de diffusion des jeunes créateurs ? Comment un « écosystème » culturel peut-il se tisser entre les jeunes artistes qui s'installent sur un territoire et les personnes qui y vivent ?

Un bel échantillon de participants a livré des réponses chaque fois singulières, et enthousiasmantes, certaines ancrées dans le département comme La Montagne magique, ancien sanatorium reconverti en lieu d'art; d'autres venues d'ailleurs : La Joie errante, compagnie théâtrale créée par Thomas Pouget à Saint Chély d'Apcher ; l'Ensemble Artifice d'Alice Julien Laferrière, qui en Bourgogne, invente une musique « baroque naturaliste » qui puise au chant des oiseaux comme aux outils du vin ; la Friche Antre -Peaux à Bourges, lieu punk chantre du Do it Yourself depuis vingt ans, et son projet « Ursulab » autour de toutes les formes du vivant.

Ce qui caractérise des projets artistiques aussi singuliers est d'être précisément là où on ne les attend pas. L'enthousiasme des équipes qui expérimentent en milieu rural n'occulte pas les difficultés. Issu du milieu paysan, Thomas Pouget connaît ses difficultés et l'ostracisme qu'il a subi, et a éprouvé la difficulté du retour au pays : « Lors d'un processus de création avec les habitants, on entendait souvent “ Ma vie n'est pas intéressante” au moment même où ils et elles nous racontaient des choses passionnantes et poignantes, sur la beauté, la passion du métier, la détresse sur les conditions économique, ou “On n'a pas de rapport avec la culture” alors qu'eux sont porteurs de culture ». L'Ensemble Artifices reconnaît aussi des difficultés ne serait-ce que pour obtenir l'église du village comme salle de concert. « Le lien avec les paysans et paysannes est immédiatement politique, souligne Isabelle Carrier, de l'Antre Peaux : c'est un milieu qui exprime du mal être et de la souffrance.»

Mais face à l'incompréhension, les jeunes créateurs persistent et tissent ce lien dans le temps long, en surmontant les préjugés. Et démentent les litanies répétées depuis des années sur l'incapacité de la création contemporaine à « s'adresser à tous les publics ». « Un paysan qui vous dit “pas mal” après votre spectacle, ça vaut la cour d'honneur d'Avignon ! » commente Thomas Pouget en riant.

C'est d'ailleurs aussi à partir des difficultés de vie que le dialogue peut s'instaurer.  Là où les jeunes agriculteurs manquent de terres pour s'installer, les jeunes créateurs manquent de lieux. Là où les petits producteurs se heurtent à la globalisation de la production agricole, les artistes émergents doivent faire face à la violence concurrentielle du milieu culturel. Là où des pans entiers du territoire sont en manque de services publics, le développement culturel est également abandonné. Claire Delfosse comme Stéphane Sauzedde, directeur de l'école d'art d'Annecy, ont décliné, avec beaucoup de nuances, ces analogies. « Il faut réimplanter un million de paysans sur le territoire, c'est un objectif politique ! » s'exclame ce dernier, tandis que la géographe souligne que des jeunes implantés en milieu rural, c'est aussi la revitalisation d'écoles et de commerces : « ce qui manque, ce sont de petites épiceries et des bars . Un bar à la campagne, c'est une œuvre d'art, et beaucoup sont tenus par des artistes ! ».

Jeunes pousses et jardiniers

Poussons la métaphore un peu plus loin : les jeunes pousses artistiques qui s'implantent sur un territoire ne vont pas instantanément accoucher de récoltes ni même de prairies fleuries. La question de l'insertion au cœur des Rencontres d'Ambronay pose celle de l'accompagnement des équipes.

Du côté institutionnel, Laurence Martin, représentante du ministère de la Culture, décrit six différents types de soutien : les appels à projets pour des résidences d'artistes ; le soutien des équipements implantés localement (SMAC, tiers lieux, lieux intermédiaires) ayant pour vocation d'accueillir des artistes émergents ; le soutien aux festivals ; le soutien à des dispositifs nationaux tel que celui proposé par les Ateliers Médicis, qui propose des bourses de recherche et de création.

Mais des « trous dans la raquette » subsistent : plusieurs intervenants critiquent le recours systématique à l'aide au projet qui épuise les associations dépourvues de fonds de fonctionnement. Par ailleurs, la fin des emplois aidés a fortement grevé le milieu associatif et notamment celui de la jeune création.

Au-delà des dispositifs mis en place par le ministère et les collectivités territoriales, il existe heureusement des exemples de compagnonnage. Johanna Silberstein, directrice de la Maison Maria Casarès, CCR implanté en Charente-Maritime et orienté vers la création théâtrale, a ainsi mis en place le dispositif « Jeunes pousses ». Il s'agit d'accompagner, deux ans durant, de jeunes compagnies, en leur offrant un plateau, du temps et des moyens. Cela passe aussi par un apprentissage de l'autonomie, avec une aide à la structuration et à l'implantation.

« Il faudrait des milliers de maisons Casarès en France » ! a commenté Grégoire Pateau, qui a mené pour l'UFISC la mission « AJITeR : « Faciliter l’Accueil des Jeunes adultes et de leurs initiatives en Territoires Ruraux ». Il préconise, pour accompagner les initiatives, des mises en réseau sur un bassin de vie, pour substituer avec la logique de coopération à celle de compétition.

Les participants se sont accordés sur les principaux leviers d'insertion des jeunes créateurs : l'inscription dans un projet culturel de territoire ; l'appui et la coopération avec les structures existantes, telles que les parcs nationaux ; des approches transversales prenant en compte les enjeux de la ruralité. « Et surtout, qu'on cesse de parler de déserts culturels ! Tout territoire se prête à l'invention et l'expérimentation ».

Décentraliser ou décentrer ?

Faut-il voir là les prémices d'une autre décentralisation ? En France, la décentralisation culturelle est partie du centre. Même s'il n'aurait pu exister sans le soutien des collectivités territoriales, le maillage conséquent d'institutions culturelles sur le territoire est dû majoritairement à l'initiative du ministère de la Culture, depuis les centres dramatiques nationaux et chorégraphiques jusqu'aux Scènes de musiques actuelles, en passant par les centres d'art contemporain, les scènes nationales et la myriade d'institutions labellisées.

Ce qui s'esquisse avec le foisonnement de laboratoires présentés aux Rencontres d'Ambronay, c'est peut-être une nouvelle décentralisation, née de l'initiative des territoires, et qui ne se contente pas de « décentraliser », mais « décentre ». Il s'agit moins « d'amener la création sur un territoire » que d'initier des fécondations croisées entre différents acteurs culturels, sociaux, économiques, agricoles dans un lieu déterminé et surtout pas fermé.

Dans leur extrême diversité, ces expériences ne se contentent pas de semer les graines d'actions artistiques, mais elles conjuguent la production culturelle à d'autres formes de production relocalisées. Plutôt que des « centres », elles initient et entretiennent des écosystèmes ouverts qui bousculent nos paysages mentaux et nos paysages tout court. Les jeunes créateurs des Rencontres d'Ambronay ensemencent d'autres modèles, culturels mais aussi économiques et écologiques,au moment où le besoin s'en fait particulièrement sentir. Hétérotopies à suivre !

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© Nicolas Bertrand